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Le Québec est une province vieillissante, beaucoup d’entreprises dans les diverses industries fermeront leurs portes dans les prochaines années par manque de relève. Le repreneuriat devient donc une manière de plus en plus intéressante d’entreprendre et d’assurer sa pratique privée.

Aujourd’hui, nous nous intéressons donc à la question du repreneuriat, soit du rachat d’une entreprise déjà existante. Plus précisément encore, nous discutons de rachat d’études et de clientèle. Pourquoi choisir de racheter plutôt que de démarrer son entreprise de zéro ? Quels sont les enjeux d’une telle pratique et les conseils pour bien réussir cette transition ?

J’en discute avec Valérie Thibodeau, une jeune notaire de la région de Joliette qui termine actuellement le processus de rachat d’une étude notariale.

Titulaire d’un baccalauréat en droit (LL. B) de l’Université d’Ottawa ainsi que d’une maîtrise en droit (LL. M) avec une spécialisation en droit notarial, Valérie est repreneure d’une firme de notariat à Joliette. Encore à ses débuts à son compte, et ce, sous le nom de Valérie Thibodeau Notaire, elle a procédé à l’achat du cabinet de Me Forest, un mentor important dans le cadre de son cheminement professionnel.

Me Valérie Thibodeau
Me Valérie ThibodeauNotaire
Valérie Thibodeau Notaire | notairethibodeau.com

Bonjour Valérie, merci d’avoir accepté cette entrevue. Lorsque l’on parle de rachat d’entreprise, il existe principalement deux manières de faire : soit l’on rachète les actifs de l’entreprise ou l’on devient propriétaire des actions de cette dernière. Peux-tu expliquer en bref en quoi consiste le rachat d’études notariales dans ce contexte ? En quoi est-ce que cela diffère d’un rachat d’entreprise « traditionnel », si c’est le cas ?

Pour ma part, la transaction a eu lieu sous la forme d’un achat d’actions. La raison pour laquelle une étude notariale est souvent rachetée par les actions est pour la simple et bonne raison qu’il n’y ait pas d’actifs de grande valeur. Contrairement à un cabinet ou à une clinique utilisant des équipements de valeur, le notaire, lui, ne détient que son greffe et ses classeurs anti-feu. (Le greffe étant l’ensemble de tous les documents notariés, soit l’ensemble des actes reçus par le notaire avec le répertoire et l’index qui y sont associés.)

Pourquoi avoir choisi d’acheter l’étude de ton mentor plutôt que de démarrer à ton propre compte, from scratch ?

Acheter l’étude de mon mentor m’a apporté deux grands avantages dans le cadre de mon cheminement entrepreneurial.

Premièrement, cela m’a permis de démarrer en ayant déjà une clientèle avec une certaine récurrence. En devenant propriétaire du greffe de Me Forest, je suis maintenant la référence pour ses clients qui viendront me demander des copies ou des modifications de leurs papiers au fil des années à venir.

Deuxièmement, ayant eu un mentor très présent et très généreux de sa personne, cela m’a permis de toujours avoir quelqu’un sur qui compter lorsque j’avais des questions. Encore aujourd’hui, ses conseils me sont d’une grande aide. Comme il s’agissait d’un petit bureau, j’ai aussi eu la chance de me tailler une place au sein d’une équipe qui m’est encore fidèle aujourd’hui malgré le départ de Me Forest.

La transition n’a pas eu lieu du jour au lendemain pour toi. Peux-tu nous expliquer ton parcours jusqu’à présent ?

Le moins que je puisse dire c’est que cela a été toute une aventure. Tout a commencé alors que j’étais en troisième année de droit et que je me questionnais quant à savoir si je poursuivais mon cheminement à titre d’avocate ou de notaire. J’avais deux ans d’expérience au sein des bureaux de notaires et la profession m’attirait.

Un jour, j’ai eu la chance de rencontrer Me Charles Forest, le notaire de la famille qui a pris le temps de discuter avec moi. D’une discussion aussi anodine s’en est suivie une soirée de discussion sur la profession et c’est ainsi que j’ai découvert que nous avions une vision très similaire dans le cadre de notre approche notariale.

De fil en aiguille, je suis passée de simple connaissance à stagiaire dans son bureau et c’est en plein milieu de ce stage que Charles m’a annoncé qu’il prendrait sa retraite sous peu. Il m’a alors demandé si je voulais racheter son greffe. La seule réponse que j’ai pu fournir fût : « Euh… Minute, j’appelle ma banque et je te reviens ! ». (Rires)

À partir de là, tout s’est passé très vite. Je me suis présentée à la banque et me suis rivé le nez au gérant, me faisant gentiment conseiller de revenir avec un plan d’affaires. Je suis revenue avec un budget et une planification adéquate, on m’a accordé le financement nécessaire. Je n’étais pas encore au bout de mes défis.

J’ai ensuite dû négocier avec le propriétaire du local pour le prochain bail, heureusement j’avais de bonnes bases en droit ! (Rires) J’ai obtenu une clause de non-concurrence au sein de la même bâtisse. J’ai aussi obtenu une clause de droit de premier refus voulant que si jamais l’un des locataires voisins quitte la bâtisse, j’aie la priorité si je veux louer son local pour agrandir mon bureau.

Bien que cette clause ne soit pas nécessaire, j’ai décidé de négocier mon contrat de bail ainsi pour me permettre d’avoir une plus grande équipe administrative et avoir éventuellement un autre notaire dans l’équipe.

Quelle a été la plus grande source d’apprentissage pour toi à travers toute cette transition ?

Ma plus grande source d’apprentissage a été au niveau de la conciliation travail-famille. C’est encore le principal défi que j’aurai à affronter dans les prochaines années. En effet, j’adore ma profession et j’adore mes clients, cependant, ma santé mentale et physique est prioritaire.

J’ai commencé à mon compte en avril 2017. J’étais alors dans le même bureau que Charles qui me demandait de compléter les dossiers qu’il n’avait pas le temps de prendre. Je devais lui poser au moins 15 questions par jour, mais je finalisais mes dossiers moi-même. J’ai travaillé sans arrêt durant cette période, c’est-à-dire plus de 70 heures par semaine sans m’allouer de journée de congé.

Conclusion : je me suis réveillée à la fin juillet au bord du burn out. J’étais épuisée, je n’aimais pas ma vie, du moins, pas celle que je m’étais imposée durant cette période. Je sortais de l’école de droit et je voulais déjà tout abandonner malgré mon amour de la pratique notariale.

Ma solution a donc été de cesser de travailler les vendredis soir, de laisser mon ordinateur au bureau le soir et tenter, graduellement, de limiter au minimum le travail la fin de semaine. Charles, lui, pouvait travailler des heures innombrables chaque semaine sans s’épuiser. Pour ma part, j’ai dû admettre que je n’étais pas capable de garder ce rythme.

À ce moment, je me suis inscrite à un cours de gestion d’étude notariale donné par la Chambre des notaires. De plus, j’ai commencé à chercher une seconde adjointe, qui a travaillé à temps partiel et à distance les premiers mois et qui travaille maintenant à temps plein en vue d’assurer la relève de mon adjointe actuelle.

Apprendre à déléguer et investir dans des personnes-ressources complémentaires à mes forces a été un investissement qui m’aide énormément au quotidien.

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Tu as mentionné plus haut que ta vision de la pratique correspondait bien avec celle de ton mentor. As-tu des conseils pour ceux et celles qui te lisent pour trouver un mentor qui leur ressemble ?

Pour ma part, la relation de mentor et de mentoré s’est installée naturellement. Nos visions similaires de la pratique notariale et l’écart d’âge ont été des déterminants dans l’évolution de notre relation.

De plus, je crois que le mentorat est avant tout une question de personnalité. Dans la cadre de mes expériences passées, j’ai rencontré différents notaires, dont certains qui me faisaient sentir que mes questions dérangeaient. Jamais me l’ont-ils dit, mais je le ressentais. Avec Me Forest, tout était naturel. Un mentor est nécessairement de nature généreuse et patiente.

Pour trouver un mentor, il faut se donner l’opportunité de rencontrer de nombreux professionnels avant d’arrêter son choix. En ce sens, il faut aussi se donner le droit de poser des questions et d’avoir un regard critique sur les différentes visions qui nous seront présentées. Pour ma part, j’ai travaillé à contrat dans cinq bureaux au travers mes études avant de m’arrêter sur Me Forest !

Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer les contacts que nous avons déjà autour de nous. Souvent, on ne prend pas assez le temps de se questionner sur la richesse et les contacts que peuvent nous apporter notre famille et nos amis. Pour ma part, Me Forest était un ami d’un oncle et le notaire de la famille.

Malgré le fait que vous ayez une vision similaire de la pratique notariale, as-tu réalisé des changements majeurs depuis que tu es à la tête de l’entreprise ?

Les principales améliorations à faire étaient au niveau du marketing et de l’image de marque.

Me Forest représentait la troisième génération de notaires au sein de sa famille, sa réputation était donc faite depuis bien longtemps à Joliette et dans les environs. Il n’avait donc que les Pages Jaunes et le bouche-à-oreille pour assurer sa publicité. Étant une jeune notaire (et ne portant pas le nom de Forest), ma crédibilité est encore à bâtir aux yeux des clients.

Plus précisément, j’ai deux objectifs lorsque vient le temps de parler marketing. Premièrement, je cherche à faire valoir mon expertise et ma crédibilité pour maximiser la rétention des clients actuels de l’entreprise. Deuxièmement, je cherche à aller chercher de la visibilité auprès des clients potentiels pour que ces derniers remplacent ceux qui quitteront à la suite du changement de leadership.

Pour faire le tout, j’ai misé sur ma présence web ainsi que sur l’environnement de travail. L’entreprise a maintenant son site web ainsi qu’une page Facebook où je publie des articles d’actualité et d’informations juridiques. Nous avons aussi refait l’intérieur de nos bureaux pour un environnement plus actuel et à mon image.

Évidemment, je n’ai pas fait ça toute seule, la décoration et le design web ne sont pas dans mes forces. J’ai fait affaire avec des spécialistes que j’avais déjà dans mon réseau.

Quelles seraient tes recommandations pour celles qui ont de l’intérêt envers le rachat d’une clientèle ou d’une étude ?

Il est primordial de bien s’entourer. Je parle entre autres de comptables, juristes, consultants en marketing. Pour ma part, j’ai aussi reçu de l’aide pour bâtir mon plan d’affaires et cela m’a permis d’obtenir mon financement. Il faut savoir reconnaître ses forces et ses faiblesses, ses connaissances ainsi que ses limites et aller chercher des gens de confiance qui nous complètent pour nous aider.

De plus, assurez-vous d’avoir accès aux chiffres de l’entreprise avant de vous embarquer dans l’aventure.

À quoi ressemblera le succès pour Valérie, ainsi que Valérie Thibodeau Notaire dans les prochaines années ?

Pour moi, l’atteinte de ma vision signifiera l’atteinte d’un équilibre qui me permettra de bien vivre.

D’un côté, j’aspire à bâtir une entreprise prospère qui me permettra de nourrir ma famille ainsi que celles de mes employées. De l’autre, j’aspire à bâtir une entreprise avec une structure autonome qui me laissera assez de temps libre pour retrouver mes saines habitudes de vie et prendre des moments avec ceux que j’aime.

Merci encore de ta générosité Valérie !

En conclusion, reprendre une entreprise existante apporte son lot d’avantages, mais aussi son lot de défis. Bien que la réputation de l’entreprise ainsi que sa clientèle soient établies, il faut tout de même démontrer sa crédibilité à titre de nouvelle propriétaire et mettre en place des stratégies de rétention de sa clientèle.

De plus, assurer une transition honnête et sécuritaire pour les deux parties demande de s’appuyer sur différentes personnes-ressources, il ne faut pas avoir peur de débourser pour assurer un travail de qualité. Bref, les défis du quotidien des jeunes repreneurs ne sont pas loin de ceux des jeunes entrepreneurs : épuisement professionnel, remise en question et recherche d’un douce équilibre tant méritée!

Me Valérie ThibodeauNotaire
Valérie Thibodeau Notaire | notairethibodeau.com