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Dans le cadre de cette série d’entrevues, je désirais offrir une place aux femmes de la finance. Bien qu’elles n’œuvrent pas à proprement parler dans un contexte déontologique, ces femmes offrent des services professionnels et évoluent dans un secteur hautement compétitif et encore de nos jours, typiquement masculin.

De plus, je crois qu’il est important de sensibiliser les femmes à l’importance d’une saine gestion des finances et de réaliser des efforts pour encourager l’éducation financière des professionnelles.

Ainsi, aujourd’hui je donne la parole à une planificatrice financière, Jessica Lacerte, et nous discuterons d’argent et de différenciation.

Jessica travaille depuis plus de trois ans au sein de IG Gestion de patrimoine et elle s’efforce de concentrer sa pratique autour de la planification financière conjugale et des dynamiques de l’argent au sein des couples.

Définir une expertise et une niche de pratique bien précise peut paraître simple lorsqu’on démarre son entreprise de zéro. Toutefois, quels sont les enjeux et les défis qui s’ajoutent lorsqu’on pratique depuis quelques années et que l’on a déjà une clientèle généraliste établie ?

Jessica Lacerte Pl.Fin.
Jessica Lacerte Pl.Fin.Planificatrice financière
IG Gestion de patrimoine

Bonjour Jessica. Merci d’avoir accepté cette entrevue. Pour commencer, j’aimerais que tu nous expliques ce qu’est la profession de planificatrice financière et ce qui t’a attirée dans ce domaine ?

J’ai commencé l’université en gestion ne sachant pas trop dans quel domaine je voulais poursuivre. Au départ, la comptabilité m’intéressait, mais après quelques cours, j’ai trouvé que ça mettait trop l’accent sur les chiffres et pas assez sur l’humain derrière.

J’ai donc opté pour la concentration en services financiers et j’ai poursuivi mes études à l’Institut québécois de la planification financière (IQPF) pour obtenir le titre de planificatrice financière.

Le métier de planificateur financier est bien différent de celui de conseiller financier, une terminologie que l’on retrouve principalement dans les différentes institutions bancaires.

Les conseillers financiers n’ont pas l’obligation d’avoir un niveau d’études universitaire alors que les planificateurs financiers, oui. Le terme conseiller financier est un terme général pour définir quelqu’un offrant des conseils financiers. D’ailleurs, lorsque l’on fait affaire avec un conseiller financier, il faut porter attention aux petits caractères sur sa carte professionnelle qui mentionne ses certifications auprès de l’autorité des marchés financiers. Les plus communs sont : représentant en épargne collective et conseiller en sécurité financière.

Pour devenir planificateur financier, il faut avoir complété la formation de l’IQPF. Il y a des barrières à l’entrée et être titulaire d’un baccalauréat et/ou avoir de l’expérience dans le domaine financier. L’IQPF établit ses propres normes et met sur pieds ses propres examens qu’il faut réussir pour accéder au titre professionnel.

Ainsi, le planificateur financier est un professionnel des finances personnelles. C’est un expert qui détient les connaissances pour analyser les différents aspects de la situation financière du client. Il peut élaborer un plan d’action personnalisé selon les objectifs financiers du client et le référer, au besoin, à des spécialistes.

J’ai envie d’attaquer les tabous en début d’entrevue, pourquoi avoir choisi de travailler pour le IG Gestion de patrimoine plutôt qu’être à ton propre compte ?

J’ai débuté ma carrière avec IG Gestion de patrimoine pour des raisons de formation et de visibilité. Il s’agit d’une bannière bien établie au Canada. Il y a aussi beaucoup de procédures, de lois et de règlements entourant la conformité des services offerts. Ça m’a offert un levier pour ma crédibilité à mes débuts.

De plus, je crois qu’avec les transformations que subit l’industrie des services financiers au Canada, il sera de plus en plus difficile pour un jeune de commencer en tant qu’indépendant.

Je compte rester chez IG Gestion de patrimoine. Même avec quelques moments de découragement, j’adhère à la vision de la haute direction qui est en ligne directe avec celle de l’IQPF et cela me motive. L’entreprise propose une vision à laquelle j’adhère. J’ai une clientèle établie, ici, et à mon avis, ce n’est pas bien vu de changer d’institution ou de cabinet trop souvent.

Il faut aussi dire que j’ai de bonnes conditions de travail : assurance collective, régime d’achats d’actions, club social et congrès. De plus, j’ai accès à un réseau de spécialistes pour les dossiers complexes.

À long terme, je suis plutôt inquiète pour l’avenir des conseillers indépendants. Cependant, je laisse la porte ouverte et ça ne me dérangerait pas de travailler avec d’autres entreprises. Je n’ai rien trouvé qui m’attire pour le moment, mais je ne suis pas fermée à l’idée.

Ainsi, te considères-tu comme une entrepreneure ou comme une intrapreneure ?

Je suis une entrepreneure. Je ne suis pas salariée, je choisis mon horaire ainsi que mes clients. Je ne pourrais pas dire toutefois que ça a toujours été comme ça. Travailler pour le IG Gestion de patrimoine m’a forcée à aller me battre et à faire de la prospection de clients.

Si j’avais commencé au sein d’une institution bancaire je ne crois pas que j’aurais développé cet aspect entrepreneurial de ma personnalité. Quand on est salarié pour de grandes entreprises, on n’a pas nécessairement besoin de se battre pour remplir son horaire et être payé toutes les deux semaines.

Qu’est-ce que l’innovation à tes yeux ?

Pour moi, l’innovation c’est la différenciation. C’est de faire quelque chose que très peu de mes collègues font. L’innovation, c’est de chercher constamment à améliorer ce qui existe déjà, c’est de répondre à un besoin auquel l’on ne répond pas ou non adéquatement.

Par exemple, ce n’est un secret pour personne : les planificateurs financiers rêvent de dénicher des clients qui possèdent de grandes fortunes. Personnellement, plutôt que de me diriger vers cette clientèle et d’aller me battre dans cette jungle-là, je me suis intéressée aux besoins entourant les séparations et les divorces. Je module mes services et mes interventions pour me développer dans cette niche; ce que personne ne fait sur mon territoire.

Selon moi, il s’agit d’une innovation en soi.

Pourquoi avoir décidé de te concentrer sur ce segment de marché ? D’où t’est venue l’idée ?

Je cherchais un marché auquel on ne prêtait pas attention. De plus, plutôt que de catégoriser ma clientèle par statut social, j’ai décidé de la catégoriser par situation maritale.

L’idée m’est venue après avoir servi des clients en processus de séparation. J’ai réalisé que les gens sont bien perdus à ce moment de leur vie et qu’ils ont besoin de conseils. De plus, j’ai découvert un livre qui m’a bien marquée, L’amour et l’argent d’Hélène Belleau et Delphine Lobet. Ce livre m’a fait rendre compte que l’argent était encore un sujet tabou et qu’il restait beaucoup d’éducation à faire sur le sujet.

Mon intérêt pour la question me vient de mon enfance. Mes parents se sont séparés lorsque j’étais plus jeune. Aujourd’hui, je réalise comment cette situation a pu laisser ma mère dans une précarité financière.

En revanche, je dois faire bien attention avec une telle niche puisque je ne suis pas une médiatrice. Principalement, il y a deux défis lorsque l’on se sépare : la gestion des enfants et de l’argent. Mon rôle dans tout cela est clair : je m’occupe de l’argent.

De plus, il est plutôt rare que je rencontre les deux membres du couple.  C’est en majorité les femmes aux prises dans cette situation qui viennent me rencontrer, je suppose qu’elles se sentent plus à l’aise comme je suis une femme moi-même.

Actuellement, cette niche représente quel pourcentage de ta clientèle ?

Je travaille à développer cette clientèle depuis plus d’un an. Je dirais qu’elle représente donc 10 % de ma clientèle.

Quelles sont les stratégies que tu mets en place actuellement pour atteindre tes objectifs ?

Pendant longtemps, je n’ai pas eu d’objectifs clairs. Je crois que l’entrepreneuriat est quelque chose qui s’apprend tout comme le développement d’affaires.

Ma première stratégie est donc de mettre la priorité sur la prospection de mes clients. À la base, mon travail de prospection est assez simple : je dois rencontrer de nouvelles personnes et discuter avec eux de leurs besoins.

Toutefois, dans la pratique, ce n’est pas toujours aussi facile. Les clients plus fortunés sont intéressants, mais du point de vue des ventes, il est plus difficile de gagner leur confiance. De plus, les gens sont occupés et assaillis par la publicité au quotidien. Ça peut prendre plusieurs mois avant de pouvoir obtenir une rencontre officielle.

Je suis plus consciente de l’importance de ne pas perdre de temps pour les contacter et de les faire entrer dans l’entonnoir de vente.

Ma deuxième stratégie est de m’être associée avec un autre planificateur financier. Notre objectif étant de remplir les conditions nécessaires pour devenir une gestion privée de patrimoine. Nous nous complétons bien. Puisqu’il a surtout un esprit analytique, il est beaucoup plus facile pour moi de développer des liens de confiance avec la clientèle. Notre complémentarité est un bel avantage et je crois que cela va me faire cheminer plus rapidement que si j’avais continué de pratiquer seule.

En revanche, il faut dire qu’au départ, j’ai eu un certain deuil à faire face à la reconnaissance qui m’était offerte. Même si l’on reste indépendants malgré notre association, j’ai eu besoin de m’adapter et d’accepter que j’eusse maintenant un partenaire d’affaires dans l’équation et que l’entreprise n’était plus uniquement ma personne.

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Quels sont les principaux défis que tu rencontres actuellement ou que tu as rencontrés ? Quelles sont ou quelles ont été les solutions que tu as mises en place pour réussir ?

Ma première année comme planificatrice financière fut assez difficile. C’est beaucoup d’essais et d’erreurs au début. Pour moi, les trois clés du succès ont été la volonté, la confiance en soi et le réseau. Je crois que cela peut s’appliquer aux professionnels de toutes les industries.

Le premier défi que j’ai dû surmonter a été de ne pas tout prendre personnellement. Certains clients et prospects n’ont pas un haut niveau d’engagement face à nos services. Certains ne se présentent pas aux rencontres et d’autres ne fournissent pas les documents nécessaires pour que l’on puisse faire une bonne analyse. J’ai appris à me bâtir une carapace et à me dire que je ne voulais pas faire affaire avec eux s’ils me posaient déjà problème avant même de commencer.

Ça, on ne l’apprend pas à l’école, et on ne l’apprend pas non plus dans les beaux discours de motivation que l’on a reçoit chez IG Gestion de patrimoine. Tu essaies bien fort de te convaincre que tu auras d’autres clients et que ce n’était pas le bon, mais quand c’est le seul que tu as dans ton horaire de la semaine, c’est difficile de se convaincre.

Pour m’aider avec ce défi, j’ai lu et je continue de lire sur le développement personnel ainsi que la vente. J’ai aussi embauché un coach d’affaires pour m’aider et me guider dans mon cheminement.

Un deuxième coup dur dans ma carrière a été la perte d’une prospecte bien particulière. Cette prospecte possédait plusieurs centaines de milliers de dollars en placement et je n’ai pas réussi à conclure ma vente parce que cette dernière trouvait que cela n’avançait pas assez vite et que je n’avais pas répondu à tous ses besoins.

Cet échec m’a demandé beaucoup d’autocritique et m’a fait réviser mon processus d’affaires dans sa globalité. Bien que ses commentaires m’aient blessée sur le coup, j’ai énormément appris et maintenant je suis beaucoup plus à l’aise avec une clientèle à valeur élevée.

Un troisième défi que j’ai rencontré a été d’élargir mon réseau. Au départ, j’étais bien loin du réseau idéal pour me lancer en affaires. Quand tu commences dans un domaine comme celui des services financiers, tes premiers clients sont souvent ta famille et tes amis. Pour ma part, mes proches étaient tous issus de milieux très modestes. De plus, je n’avais pas de mentor ni de collaborateur ou de personne ressource pour m’aider.

J’avais vraiment l’impression de partir un kilomètre derrière les autres.

Je me suis donc mise à participer à différents événements de réseautage. J’ai repris contact avec des gens que je n’avais pas vus depuis longtemps et j’ai amélioré mon approche avec le temps. J’ai commencé à m’ouvrir davantage à mes clients et à chercher à bâtir des relations de confiance avant de leur proposer mes services.

Jessica, tu évolues dans un milieu très compétitif, étant 100 % à la commission, comment gères-tu cette pression qui te vient de la part de tes pairs, mais aussi de tes clients ?

Je suis une femme qui gère bien son stress. En revanche, même si l’on ne ressent pas beaucoup de stress, il est difficile de penser à autre chose qu’au travail. Je pense beaucoup à mon entreprise et les opportunités s’y rattachent, je me questionne sur mes stratégies d’affaires et sur les prospects que je devrais approcher.

Concrètement, je mets en place de petites initiatives pour me forcer à me couper du quotidien. Je m’assure de passer du temps avec mon conjoint, mes amis et ma famille. Bien honnêtement, c’est la meilleure thérapie. Je me repose et je prends soin de moi. Ça me permet de préserver ma santé.

Bien honnêtement, je ne sens pas que mes clients me mettent de la pression. J’ai beaucoup d’expérience dans le service à la clientèle et ça m’a permis de développer mes compétences interpersonnelles. De plus, j’ai la chance d’avoir moins de clients que si je travaillais pour une institution financière.  J’ai donc plus de temps à accorder à chacun de mes dossiers.

La finance est encore un milieu de gars. Quelles ont été tes bonnes et moins bonnes stratégies pour tailler ta place dans ce milieu ?

J’ai travaillé dans une quincaillerie pendant un certain temps. Ça m’a appris à gérer les commentaires et remarques sexistes ou déplacés.  J’ai appris à les ignorer. Au départ cependant, j’essayais de plaire à tout le monde et il peut encore être difficile pour moi de ne pas me comparer. J’y travaille fort.

Je crois que le fait d’être une femme est justement un avantage sur lequel je dois miser. Je suis différente et je dois utiliser le tout à mon avantage pour faire la différence chez mes clients.

Qu’est-ce que le fait de travailler dans un milieu d’hommes t’a apporté de positif dans le cadre de ton cheminement de carrière ?

Je crois que les hommes sont prêts. C’est à nous, les femmes, de prendre notre place et de rêver plus grand. Je ne peux pas parler pour les autres milieux, mais en finance, j’ai l’impression que l’on est notre principal ennemi. J’ai l’impression que les femmes se mettent leurs propres barrières. Elles se projettent dans le futur comme mère, s’imposent des barrières aujourd’hui, en prévision du futur.

Je ne ressens pas de problème ou de gêne à être dans un milieu masculin. Les femmes ont plus l’instinct « du prendre soin » et les clients aiment ça. Toutefois, l’instinct de chasseur est souvent plus à développer que chez l’homme.

Quelque chose que je trouve important à dénoncer toutefois est qu’il existe encore des clients ayant des préjugés sexistes selon les différents types de produits financiers. Pour une hypothèque ou tout type d’assurance de personnes par exemple, ils n’ont pas de problème à faire affaire avec une planificatrice.

Cependant, lorsque vient le temps de discuter de placement et de stratégie d’investissement, certains ont tendance à se référer à un homme plutôt qu’une femme encore de nos jours.

Selon toi, est-ce que les femmes gèrent leur argent différemment des hommes ?

Pour ce qui est de la gestion, chaque individu gérera son argent d’une manière différente, tous sexes confondus. Cependant, les femmes ont tendance à assurer les dépenses du train-train quotidien, les biens de consommation généraux, alors que l’homme paiera plutôt pour « les gros morceaux ». Il aura tendance à débourser pour les actifs plus tangibles.

Une telle gestion peut effectivement déséquilibrer la santé financière du couple si les deux salaires ne sont pas égaux. À long terme, cela peut mener à l’appauvrissement pour l’un des partenaires puisque le train de vie d’un couple est bien souvent adapté au salaire le plus élevé des deux. La majorité du temps, c’est la femme qui s’appauvrit.

Une telle gestion fait en sorte que le partenaire ayant un moins bon salaire n’a pas de liquidités à mettre de côté et se retrouve sans coussin financier lorsqu’il y a séparation ou divorce.

Merci à toi Jessica !

Jessica Lacerte Pl.Fin.Planificatrice financière
IG Gestion de patrimoine